lundi 30 juillet 2018

Lundi de la fiction : Une rencontre dans les ombres, partie 1

J'inaugure ici une nouvelle section : le lundi de la fiction. Comme son nom l'indique j'y publierai (et Até aussi s'il en a envie) diverses œuvres personnelles de fiction. Sur un thème donné ou non. Écrites pour l'occasion ou non. Sur des univers connus ou non. Retenez que c'est de la fiction et que c'est fait maison si vous avez la flemme de vous creuser la tête.

***

Une journée de merde, un taff de merde, des clients de merde pensa Rudy en polissant du bout de son chiffon une chope de bière qu’il venait de rincer à l’eau. Quand il avait acheté ce bar avec l’argent de l’assurance vie de son père, mort d’un accident de voiture, il espérait secrètement avoir touché le gros lot. Il y avait deux usines à proximité, un parking à deux pas et il avait réussi à récupérer quelques vieilles bornes d’arcades d’une salle de retro-jeux qui avait fermé à Los Angeles. Stratégiquement il était bien placé et bien équipé. Sauf que les ouvriers du coin n’avaient qu’un désir une fois le travail fini : rentrer chez eux pour ne pas se faire braquer par les mecs de gang locaux, que le parking servait surtout à organiser des deals de drogues ou des fêtes improvisées rythmées tant par des beat de hip-hop que par les rafales de MP5, et les bornes d’arcades … la plupart étaient couvertes d’une couche de poussière épaisse d’un centimètre au moins. Quand il avait compris tout ça il était trop tard pour quitter San Bernardino, il était coincé ici avec une affaire qui marchait au ralenti, une clientèle limitée et pas franchement souhaitable et un prêt à rembourser pour au moins dix ans. Une journée de merde, un taff de merde, des clients de merde, c’était devenu son mantra. Surtout depuis que les divers gangs du coin avaient voulu une part du gâteau, d’abord juste pour voir si quelqu’un du crew d’en face ne se planquait pas dans les toilettes, puis par curiosité en voyant qu’il restait ouvert jusque tard. Puis, finalement, pour le racketter, en y repensant ça le faisait sourire qu’ils aient pris autant de temps à venir. Il avait cédé face aux Verdagos locaux, sans doute parce que l’immense troll venu collecter “les généreux dons” avait des bras trois fois comme sa tête et une batte de baseball faite sur mesure pour ses 2m50. Depuis il crachait au bassinet tous les mois une partie du peu qu’il gagnait, bien malgré lui. Mais ce soir ça allait changer !

A force de casquer régulièrement et sans, trop, faire d’histoires les gangers s’étaient mis à parler librement dans son établissement. Et s’ils se croyaient protégés par le fait de parler espagnol devant lui, ils se trompaient. Il avait écouté, encore et encore, quand ils parlaient de fusillades, de deals, de femmes, de tel ou tel membre, de leurs exploits et de leurs soupçons. Et de leurs ennemis. Et à force de capter tout ça, il avait trouvé son ticket de sortie. Parmi les clients réguliers il y avait un humain dans le lot, Esteban. Il avait vite remarqué qu’il parlait moins que les autres, qu’on riait souvent à ses dépens et qu’il en ressentait une frustration. Il était venu lui parler un soir, soit disant pour discuter du prochain “prélèvement”, un sujet qu’il avait facilement fait glisser vers la frustration de sa condition. Et Esteban avait magnifiquement mordu à l'hameçon. En un mois il lui avait retourné le cerveau, et maintenant il était mûr. Le plan était simple : Esteban mettait la main sur des stocks de “marchandise” tandis que lui tissait des liens en sous-main avec leur gang rival, les Iron Crosses. Une fois ceci fait, ils procéderaient à un échange avec un intermédiaire des Cross, au bar. L’argent changerait de main et quand il se serait fait un bon matelas il ferait ses valises, Esteban pourrait retourner à son gang les poches pleines d’un certain pourcentage et les Iron Crosses auraient de la marchandise en plus. Un plan de génie. Il reposa le verre qu’il venait de nettoyer et jeta un œil en salle. Pas grand monde comme d’habitude, juste deux clients, assez particulier d’ailleurs. Le premier était un elfe avec une veste en jean, assis au comptoir sur un tabouret, sur celui à côté de lui était posé un étui de contrebasse et il regardait fixement le fond de sa bière, comme pour y chercher une vérité profonde. Le plus marquant étant son crâne à moitié dégarni qui contrastait avec ses longs cheveux noirs. Drôle de type pensa Rudy. L’autre client était dans l’annexe, à canarder des pigeons sur la borne d’arcade avec un pistolet en plastique. Un nain, déjà plus aux couleurs locales avec son trench-coat, ses rangers, son bandana rouge, son énorme casque audio sur les oreilles et ses grosses lunettes de soleil. Pas comme l’autre elfe là avec sa veste en jean frappée de symboles japonais et ses chaussures de sécurité. Enfin tant qu’il payait sa consommation … Il jura entre ses dents en entendant la charnière de la fenêtre des toilettes qui couinait, cette saloperie n’arrêtait pas de rendre l’âme, souvent cassée par des toxicos qui cherchaient à entrer pour se piquer dans les cabines. Putain de camés … Une journée de merde, un taff de merde, des clients de merde.

Il regarda sa montre, 23h08, Esteban était censé arriver dans deux minutes. Et un peu après arriverait son contact chez les Iron Crosses. Il avait vu son lot de gros durs, plus d’un lui avait braqué une arme à la figure d’ailleurs dans son bar. Mais Tusk lui glaçait le sang. Pas par sa taille, Big Juan, le troll à batte était nettement plus impressionnant sur le plan physique par exemple. Tusk lui … c’était toute sa personne, froide et monolithique quelle que soit la situation. Il savait qu’il tenait son surnom des deux cornes de troll qu’il portait attachées au revers de son blouson. les versions sur le comment de l’acquisition différaient mais la seule certitude était que leur précédent porteur était mort sous les poings de Tusk. Ce qui, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, rendait la chose encore plus glaçante. Mais il payait cash et honnêtement d’après toutes les sources qu’il avait pu obtenir, c’était ça l’important. Le bruit de la porte le tira de ses réflexions, c’était Esteban, pile à l’heure.

“Salut vieux. dit le jeune latino.
-Salut. Pas eu de problème en route ?
-No problema. J’ai dit que j’allais retrouver une fille à son appart. Ils ne chercheront pas à me joindre ou quoi et … La phrase mourut dans sa bouche quand il vit l’elfe sur son tabouret. T’es sûr de ça ?
Rudy jeta un œil au métahumain, il se parlait tout seul, marmonnant quelque chose en agitant le fond de son verre, ça ressemblait à de l’arabe, ce que sa peau hâlée tendait à confirmer. Visiblement il était complètement saoul.
-Ouais. Tranquille. C’est calme ce soir.”

Plus ou moins rassuré, Esteban se détendit et posa son veston sur une des chaises en salle, la poche droite émettant un bruit métallique quand elle tapa le bois, preuve qu’il y avait rangé son pistolet. Ils n’avaient plus qu’à attendre Tusk. De l’arrière salle montait les bruits de la machine d’arcade, visiblement le nain était toujours en train d’essayer d’atteindre le dernier high score, en vain semble-t-il. Qu’il y reste, tant qu’il ne sortait pas son nez de la salle là et les laissaient faire leur affaire tranquille, ça lui allait très bien. Et puis Tusk passa la porte, accompagné de cinq gars. Merde, ça ça n’était pas prévu. Il était tel que Rudy s’en souvenait : chauve, une croix celtique noire tatouée sur la gorge, veston en cuir avec écusson des Iron Crosses et le brassard rouge des hauts gradés du gang sur le biceps gauche, les deux fameuses cornes de troll cliquetant en rythme avec son pas. Mais le pire restait ses deux yeux bruns, ils étaient tellement … statiques. Comme un poisson mort. Et malgré le ridicule de la comparaison ils terrifiaient Rudy. Les six gros bras qui étaient avec lui étaient habillés dans le même style, même si aucun ne dégageait la même menace et le même malaise. Certains disaient que Tusk était un mage ou quelque chose du genre, mais Rudy en doutait vu le niveau de tolérance de son gang à tout ce qui n’était pas humain, blanc et “normal”. Imperturbable, Tusk prit une chaise et s’assit à la table d’Esteban, posant devant lui une mallette. Rudy sorti de derrière le comptoir et s'avança la main tendue vers Tusk.

“Bonsoir Tusk. Comment ça va ? La seule réponse de l’Iron Cross fut un long silence et un regard pesant. Rudy sentit cette même sueur glaciale dans son dos et se sentit très con d’avoir pensé que le ganger lui serrerait la main. Esteban a apporté la marchandise.
-Je vois ça. Toujours cette voix, ce ton, Rudy voulait que cette histoire se finisse vite. Et je vois aussi que tu accueilles un mutant dans ton établissement. Il pointait l’elfe qui était à présent affalé de tout son long sur le comptoir, toujours à marmonner en arabe.
-Les clients … sont les clients Tusk, j’ai besoin de rester à flot.
-A quel prix hein ? Tout le mépris de l’Iron Cross était perceptible dans sa remarque et, voyant comment ses gars ricanaient, Rudy redouta un moment qu’ils aillent lyncher l’elfe avant de faire affaire. Heureusement Esteban lui sauva la mise.
-Bon, on le fait ce deal ou pas ?
-Ma foi. Il poussa la mallette vers le jeune latino. Cinquante milles nuyens en credstick, intraçables, propres et pas de question. Ça vient d’un stock de chez Horizons.
-Ça marche, j’ai les infos que tu voulais sur les planques des Verdagos, contenus, gardes et tout ça.
-Excellent, on va pouvoir …

La conversation fut interrompue par la porte de l’annexe qui grinçait. Le nain ! Il l’avait oublié celui-là. Et il avait un flingue à la main !

-Le chauve, sois sympa et envoie la mallette. Au moins il avait le mérite d’être franc pensa Rudy. Tusk par contre commençait à s’agiter, son regard bondissait sur chaque personne de la pièce, cherchant pour voir si ce n’était pas une embrouille de la part de Rudy ou d’Esteban. Pour la première fois ses yeux semblaient devenir un tant soit peu expressifs. Et c’était encore pire que lorsqu’ils ne laissaient rien transparaître.
-Et de quel droit tu me demandes ça le mutant ?
-Parce que j’ai un contrat connard. Maintenant envoie le blé. Et pour appuyer son argument le nain fit un léger geste du canon de son revolver. Rudy ne reconnaissait pas le modèle, on aurait dit un vieux pistolet tout droit sorti d’un vieux film du XXème siècle.

Rudy était en train de se demander qu’est-ce qui allait se passer et si ça allait encore empirer, malheureusement pour lui la loi de Murphy était à l’écoute. A trois secondes d’intervalles l’elfe qui semblait être endormi venait de bondir de son siège et avait dégainé un pistolet lui aussi. Et la porte des toilettes venait de s’ouvrir sur … une ork ! Grande d’un mètre quatre-vingt-dix, vêtue d’un pantalon de camouflage et d’un veston en cuir noir, le crâne rasé, elle braquait une paire d’Ares Predator sur la salle. Elle et l’elfe parlèrent simultanément

-Lequel d’entre vous est Donovan Tates ?/C’est toi la balance !
Tout le monde cligna des yeux, le temps d’intégrer que la question venait de l’ork et l’accusation de l’elfe.
-Rudy, si jamais tu veux essayer de me niquer avec ta galerie de mutants tu vas me le payer. Tusk n’avait pas levé le ton mais les muscles de son cou, tendus comme des cordages, trahissaient qu’il était plus inquiet qu’il n’y paraissait.
-Tusk je te jure que …
-Ta gueule ! Ça venait du nain. Envoie le fric !
-Esteban, Emiliano va être très déçu de découvrir que c’est toi qui les plante dans le dos. L’elfe cette fois-ci.
-Donovan Tates, il peut lever la main ou faut que je bute tout le monde ?” C’était l’ork cette fois-ci.
Il y eu un moment de silence, on entendait juste le néon au plafond qui grésillait. Et puis, Rudy s’y attendait, quelqu’un fit quelque chose de stupide et tout se mit à péter.

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